29.
Les musiciens du petit orchestre l'accueillirent avec un plaisir mêlé de scepticisme. Le public se rassit poliment, respectueusement même, songea Caroline, comme une classe se préparant à écouter un conférencier aussi estimé qu'ennuyeux.
La jeune femme s'aperçut alors qu'elle avait fini par prendre goût aux ovations qui saluaient d'ordinaire ses entrées en scène. Un goût manifestement trop prononcé, se dit-elle en éprouvant soudain le trac. La petite étendue de gazon devant l'étang de Sweetwater n'était certes pas Carnegie Hall, mais elle n'en demeurait pas moins une sorte de scène. Et son public de l'heure se montrait réservé.
Elle se sentait grotesque et ridiculement déplacée avec son Stradivarius luisant à la main et ses années de formation chez Juillard derrière elle. Comme elle s'apprêtait à bafouiller une excuse avant de s'éclipser, elle vit le jeune Jim lui adresser un grand sourire.
— A vous de jouer, ma petite dame, lui cria le vieux Koons en plaquant un accord sur son banjo.
Ce dernier, pourtant incapable de voir à trois pas devant lui, était toujours à même de tirer le meilleur de son instrument.
— Par quoi voulez-vous commencer?
— Whiskey for Breakfast ?
— O.K.
Il tapa du pied pour donner la cadence.
— Nous partons les premiers, ma jolie. Rejoignez-nous quand ça vous chantera.
Caroline laissa passer quelques mesures. L'orchestre avait une sonorité adéquate-généreuse et débridée. Quand le rythme fut établi, elle cala son violon sur son épaule et prit une profonde inspiration, avant de se lancer.
Et son toucher fut également adéquat — généreux et débridé. Comme le plaisir. L'assistance se mit à frapper des mains pour soutenir leur cadence infernale. Il y eut un tonnerre de vivats, et lorsque quelqu'un entonna les paroles de la chanson, les musiciens reçurent des hurlements d'encouragement.
— Ma parole, votre violon va fumer! s'exclama Koons en recrachant sa chique. Allez, on enchaîne.
— Je ne connais que quelques airs, commença Caroline.
Koons balaya ses protestations d'un revers de main.
— Vous monterez en marche. Essayons avec Rolling in My Sweet Baby's Amis.
Et elle monta effectivement en marche. Son oreille comme sa sensibilité étaient suffisamment affûtées pour le lui permettre. Le trio entama ensuite une série de blues, avant de repartir sur une interprétation criarde de The Orange Blossom Special, et chaque fois Caroline se trouvait en parfait accord avec ses compagnons.
Cependant, tandis qu'elle se laissait entraîner par sa propre jubilation, elle remarqua que Burns l'observait, et qu'il observait aussi Dwayne. Elle vit également Bobby Lee enlacer Marvella au moment où ils ralentirent le rythme en passant à la Tennessee Waltz. Puis, comme la musique continuait à s'écouler à travers tout son corps, elle aperçut Tucker et Burke qui, l'air grave, se parlaient à voix basse. Plus loin, Dwayne était assis par terre, une bouteille à ses pieds, en train de fixer le sol d'un regard sombre.
Les problèmes demeuraient, songea Caroline. Alors même que le soleil se couchait, que les manèges de la fête tournoyaient dans le crépuscule, que les ombres s'allongeaient sur la pelouse, les problèmes demeuraient. Sous les sifflets et les rires, les nerfs étaient aussi tendus que les cordes du banjo de Koons.
Mais après tout, se dit-elle, que faisait-elle sinon participer à un jeu qui la dépassait? Elle n'était qu'une simple joueuse parmi d'autres dans une partie embrouillée et délicate. Le hasard avait voulu qu'elle se perdît dans cette étuve où bouillonnaient le meurtre et la démence. Et elle survivait. Mieux : elle agissait. L'été était à moitié écoulé et elle se trouvait encore entière. Elle commençait même à penser qu'elle recouvrait ses forces.
Si elle devait quitter Innocence avec ce seul acquis, elle serait déjà satisfaite. Son regard se reporta sur Tucker. Oui, elle serait satisfaite, se répéta-t-elle avec un lent sourire. Mais il ne coûtait rien d'espérer plus encore.
— Eh bien, à côté de vous, j'ai l'air d'un vieux schnock! lui lança Koons avec un rire asthmatique, en reposant le banjo sur ses genoux. Ah, ça, vous savez le faire danser, votre violon, ma petite. Et puis vous y allez franco.
— Hmm, merci, monsieur Koons.
— Bon, il est l'heure d'aller se prendre une bière.
Il se remit sur ses pieds avec moult craquements.
— Vous êtes sûre que vous êtes une Yankee?
Caroline sourit, comprenant qu'il s'agissait là d'un compliment.
— Non, monsieur, je ne le suis pas. Pas sûre du tout.
Koons se tapa sur les cuisses et s'en alla clopin-clopant en criant à sa fille de lui apporter une bière.
— C'était vraiment chouette, mademoiselle Caroline, lui dit Jim.
Il s'était précipité pour jeter un coup d'œil sur le violon avant qu'elle le remît dans son étui.
— Il faudra que j'en remercie mon professeur, repartit Caroline.
Le garçon la contempla bouche bée, puis baissa les yeux. Mais il avait beau avoir la tête penchée en avant, Caroline pouvait deviner le sourire qui lui fendait le visage d'une oreille à l'autre.
— Pensez donc, je n'ai rien fait du tout, protesta le garçon timidement.
— Ce serait plutôt à nous de vous remercier, s'exclama Toby.
Serrant sa femme par les épaules, il s'avançait d'une démarche raide en prenant garde à son flanc bandé.
— Vous êtes venue nous prêter main-forte l'autre soir. Je sais que vous avez été d'un précieux réconfort pour Winnie.
— Je suis honteuse de n'avoir pu vous remercier mieux, Caroline, renchérit cette dernière. Je serais devenue folle si je n'avais su que vous et Mlle Délia vous occupiez des enfants pendant que Toby était à l'hôpital. Je vous dois beaucoup.
— Non, je vous en prie. Entre voisins c'est normal, à ce qu'on dit.
— Mademoiselle Caroline, murmura la petite Lucy en tirant sur sa jupe, mon papa va chanter l'hymne national avant le feu d'artifice. C'est M. Tucker qui le lui a demandé.
— Mais c'est merveilleux ! Je ne vais pas manquer ce grand moment.
— Allons, ça suffit, protesta Toby en hissant sa fille sur sa hanche valide. Connaissant Tucker, je sais qu'il doit pour l'instant rechercher la dame que voici. Quant à nous, nous ferions mieux de nous trouver une bonne place pour le feu d'artifice. La nuit est en train de tomber.
— Ça commence quand? s'enquit Lucy.
— Oh, dans une demi-heure au plus.
— Mais j'ai attendu toute la journée, déjà...
La complainte ne datait pas d'hier, songea Caroline en s'esclaffant, tandis que Toby et sa femme emmenaient la petite Lucy se lamenter ailleurs.
— Quel bébé ! lâcha dédaigneusement Jim.
Caroline soupira à cette moquerie. Le garçon avait défendu sa petite sœur au péril de sa vie, elle ne l'ignorait pas. Mais lui-même semblait l'avoir déjà oublié.
— Je viens de prendre conscience d'un fait, Jim. Tu sais quoi?
— Non, m'dame.
— Je suis une fille unique.
Elle rit en voyant la mine perplexe du garçon, puis ramassa son étui.
— Va donc retrouver ta famille. Et si tu vois Tucker, dis-lui que je le rejoins dans un instant.
— Je pourrais peut-être ranger l'instrument pour vous, mademoiselle Caroline? Ça ne me dérangerait pas.
— Non. De toute façon, il faut que je passe un coup de fil avant la nuit.
Voilà qui étonnerait sa mère, se dit Caroline en traversant la pelouse aux ombres vertes pour rejoindre les colonnes blanches de la résidence. Elle allait lui souhaiter un heureux jour de l'Indépendance. Heureux pour toutes les deux.
« Je suis indépendante, mère, et tu peux l'être aussi. Et peut-être, si nous nous regardons sans toutes ces cordes fragiles tendues entre nous, pourrons-nous vivre mieux. »
Elle se retourna pour contempler une dernière fois les champs de Sweetwater. Bien qu'il fît encore jour, les lumières clignotaient déjà dans le lointain. La fête avait perdu tout aspect misérable et paraissait maintenant rayonner d'espérance. Et, en tendant bien l'oreille, Caroline pouvait deviner la musique flûtée de l'orgue de Barbarie, à laquelle se mêlaient les rires des passagers du Coup de Fouet.
D'ici peu il ferait nuit. Alors le ciel s'illuminerait d'explosions et l'air tremblerait sous un tonnerre de pétarades. Caroline se détourna et hâta le pas vers la résidence. Pour rien au monde elle ne manquerait cet événement.
Son esprit était si tendu vers les prochaines réjouissances qu'elle ne prêta pas attention aux éclats de voix qui s'élevaient à quelques pas d'elle. Mais au son de la fureur qui s'en dégageait, elle s'arrêta pour de bon, se demandant comment elle pourrait éviter de se mêler à cette dispute.
C'est alors qu'elle aperçut Dwayne et Josie debout dans l'allée centrale, devant la voiture de cette dernière. Elle recula aussitôt dans l'intention de faire le tour par la terrasse latérale. Puis elle hésita. Et vit au même instant le couteau que tenait Dwayne.
Elle se figea sur place, juste derrière la dernière colonne de la gracieuse véranda, et observa, médusée, le frère et la sœur qui se défiaient du regard par-dessus la lame. De l'autre côté de la pelouse, au-delà du champ de coton, des fêtards attendaient impatiemment que la nuit se fît pour que commence le feu d'artifice. Ici, cependant, alors que les grillons se mettaient seulement à chanter et qu'un engoulevent appelait une compagne depuis le faîte d'un magnolia, les deux Longstreet s'affrontaient sans avoir conscience d'être épiés.
— Tu ne peux pas faire ça, s'écria Josie d'une voix rageuse. Tu ne peux pas, c'est tout. Il faut que tu le comprennes, Dwayne.
— Mais ce couteau... Seigneur, Josie.
Il tourna l'arme dans sa main, comme hypnotisé par l'éclat sourd de la lame.
— Donne-le-moi, murmura Josie d'un ton qu'elle s'efforçait de maintenir égal. Allons, donne-le-moi. Je m'occupe de tout.
— Ce n'est pas possible. Seigneur Dieu, Josie, il faut que tu comprennes que ce n'est pas possible. L'affaire est allée trop loin maintenant. Doux Jésus, Arnette... Francie. Je les vois, Josie. Je les vois encore. Comme dans un rêve affreux. Sauf que ce n'est pas un rêve.
— Arrête!
Approchant son visage à deux doigts du sien, Josie saisit son frère par le poignet pour lui faire lâcher le couteau.
— Arrête tout de suite. Ce que tu as en tête est dément, tout simplement dément. Je ne te le permettrai pas.
— Il faut que...
— Il faut que tu m'écoutes, un point c'est tout. Regarde-moi, Dwayne. Regarde-moi, bon sang !
Leurs regards se rivèrent l'un à l'autre.
— Nous sommes une famille unie, Dwayne, reprit-elle d'une voix plus calme. Et nous devons le rester.
Le manche du couteau glissa légèrement entre les doigts moites de Dwayne.
— Je ferais n'importe quoi pour toi, Josie. Tu le sais bien. Mais pas...
— Ça suffit.
Elle lui retira le couteau des mains avec un léger sourire. Caroline, toujours postée derrière la colonne, faillit en gémir de soulagement.
— Voilà ce que tu es en mesure de faire pour moi. Maintenant, je m'occupe de tout, aie confiance.
Dwayne secoua la tête et se couvrit la face.
— Comment peux-tu ?
— Laisse-moi agir comme je l'entends. Aie confiance en Josie, Dwayne. Allez, retourne au champ admirer le feu d'artifice et oublie-moi tout ça. C'est important, tu sais. Fais le vide. Je m'occupe de ce couteau.
Dwayne baissa les bras. Il avait le visage blafard et bouleversé.
— Je ne t'ai jamais voulu de mal, Josie. Tu sais que j'en serais incapable. Mais j'ai peur. Si ça recommence...
— Ça ne recommencera pas, l'interrompit Josie en rangeant le couteau dans son imposant sac à main. Ce n'est pas près de recommencer.
Elle le prit doucement par les épaules.
— Nous allons régler cette affaire.
— Je voudrais le croire. Peut-être que si on en parlait à Tucker, il pourrait...
— Non.
Irritée, Josie le secoua légèrement.
— Je ne veux pas qu'il l'apprenne, et le lui dire ne soulagera en rien ta conscience, Dwayne, alors laisse tomber. Laisse tomber, tu m'entends? Retourne là-bas. Je fais le nécessaire.
Il se pressa les paupières des poignets, comme s'il voulait refouler l'horreur du moment.
— Je n'arrive plus à penser. Toutes mes idées s'embrouillent.
— Alors arrête de penser. Fais simplement ce que je t'ai dit. Allez, va. Je te rejoindrai dès que possible.
Il recula de deux pas, se retourna, puis s'arrêta soudain, la tête rentrée dans les épaules.
— Josie, qu'est-ce qui s'est passé?
Elle tendit la main vers lui — mais ne le toucha pas.
— Nous en reparlerons plus tard, Dwayne. Ne t'inquiète plus, va.
Dwayne s'éloigna sans remarquer la présence de Caroline. Cette dernière, cependant, put voir l'horrible souffrance qui se peignait sur ses traits avant que les ténèbres ne l'engloutissent.
Durant un moment encore, elle se tint immobile comme une statue. Son cœur battait sourdement dans sa gorge, et l'odeur de la peur, mêlée à celle des roses, lui faisait tourner la tête.
Dwayne était donc responsable de la mort violente de cinq femmes. Le frère de l'homme qu'elle aimait était un meurtrier. Un frère auquel, Caroline le savait, Tucker était profondément dévoué.
Et elle en souffrait. Elle souffrait pour eux tous. Pour la douleur qu'ils avaient déjà subie comme pour celle qui restait à venir. De tout son cœur elle aurait voulu se détourner et passer son chemin, comme si elle n'avait jamais rien entendu, jamais rien vu. Jamais rien su.
Mais Josie avait tort. Tucker devait être mis au courant. Quelles que fussent la profondeur et la vigueur des liens familiaux, ce problème ne pouvait être résolu par une sœur aimante. Tucker devait être informé, et préparé à ce qui adviendrait forcément ensuite. La présence de Josie serait nécessaire. Et toutes les bonnes volontés requises.
Caroline traversa à pas feutrés la véranda et entra dans la maison. Au milieu d'un silence oppressant, elle monta à l'étage. Malgré tous ses efforts, elle n'arrivait toujours pas à trouver les mots adéquats. Elle s'arrêta devant la chambre de Josie et regarda à l'intérieur.
Le désordre du lieu contrastait vivement avec la tranquillité de la femme qui se tenait devant la porte-fenêtre. Le chaos allègre de parfums et de couleurs mêlés était englouti par la montée des ténèbres et la tristesse du moment.
— Josie..., murmura Caroline.
A ce chuchotement, l'interpellée se raidit, puis se retourna. Son visage cerné d'obscurité avait une pâleur de spectre.
— Le feu d'artifice va bientôt commencer, Caroline. Vous ne voudriez pas le manquer, je pense.
— Je suis désolée.
Se rendant compte qu'elle tenait toujours l'étui de son violon dans les bras, elle le posa de côté et se mit à agiter les mains avec désarroi.
— Josie, je suis si désolée. Je ne sais pas en quoi je puis vous être utile, mais je ferai tout mon possible.
— Mais de quoi êtes-vous donc désolée, Caroline?
— J'ai tout entendu. Entre vous et Dwayne.
Elle poussa un frémissant soupir et pénétra dans la pièce.
— Je vous ai entendus, répéta-t-elle. J'ai vu Dwayne avec le couteau, Josie.
— Oh, mon Dieu.
Josie s'effondra dans un fauteuil avec un gémissement désespéré et se couvrit la face.
— Oh, mon Dieu, pourquoi ?
— Je suis désolée.
Caroline traversa la pièce pour venir s'accroupir aux pieds de la jeune femme.
— Je ne peux même pas imaginer ce que vous devez ressentir, mais je veux vous aider.
— Restez en dehors de tout cela, répondit Josie d'une voix crispée.
Elle laissa retomber ses mains. Bien que ses yeux fussent humides, on devinait au fond de son regard un feu qui aurait tôt fait de les sécher.
— Si vous voulez vraiment nous aider, restez en dehors de tout cela.
— C'est impossible, vous le savez bien. Et ce n'est pas seulement à cause de Tucker et des sentiments que j'ai pour lui.
— Cela devrait pourtant vous amener à réfléchir, répliqua Josie en lui prenant les mains.
Caroline sentit les doigts fins et nerveux de la jeune femme se nouer aux siens comme des câbles.
— Je sais que vous l'aimez, que vous ne lui voulez pas de mal. Alors, je vous en prie, laissez-moi m'occuper de tout.
— Mais qu'arrivera-t-il ensuite?
— Eh bien, la vie continuera comme avant et l'affaire sera bientôt oubliée.
— Josie, ces femmes sont mortes. Dwayne a beau être malade, on ne peut ignorer ces assassinats. Ni les oublier.
— Tout révéler reviendrait à briser notre famille, et cela ne les fera en rien revenir à la vie.
— C'est une question de justice, Josie. Et Dwayne a besoin d'être aidé.
— Aidé? s'écria-t-elle en se levant brusquement du fauteuil. Aller en prison ne l'aidera en rien.
— Il n'a pas toute sa tête.
Caroline se redressa péniblement. Comme la nuit commençait à tomber, enveloppant la pièce d'un voile sombre, elle alluma la lampe de chevet. Les ombres alentour s'écartèrent sous la pâle lueur rosée.
— L'amour ne suffit pas, Josie. Dwayne a besoin d'être pris en charge par des professionnels. Pas seulement pour trouver le pourquoi de sa conduite, mais aussi et surtout pour ne pas recommencer.
— Peut-être méritaient-elles de mourir...
Josie arpentait la pièce tout en massant convulsivement ses tempes douloureuses.
— Les faits sont là, reprit-elle. Ce n'est pas manquer de cœur que de les remarquer. Vous ne connaissiez pas ces femmes aussi bien que moi, alors de quel droit vous ériger en juge ?
— Je ne juge rien ni personne. Je pense simplement que nul ne mérite de mourir de cette façon. Et si l'on ne réagit pas, il y aura peut-être un autre meurtre. Vous-même n'y pouvez rien, Josie.
— Oui, sur ce point, vous avez sans doute raison, dit-elle en se passant la main sur les yeux. J'avais d'abord espéré le contraire, en voyant Dwayne si docile — mais je comprends maintenant que je me trompais.
Elle leva la tête pour se contempler dans le miroir.
— C'est à cause du sang, vous savez. Une fois qu'on y a goûté, on devient enragé, on ne peut plus revenir en arrière. On ne peut plus s'en passer, Caro.
Caroline vint se mettre derrière la jeune femme pour rencontrer son regard dans la glace.
— Nous lui trouverons des spécialistes compétents. J'en connais un moi-même. Il pourra l'aider.
— Des spécialistes, répéta Josie en s'esclaffant.
Elle tira sur le foulard qui lui retenait les cheveux.
— Quelle idiotie! « Détestiez-vous votre mère? Aimiez-vous votre père ? » Bah !
— Ce n'est jamais aussi simple que cela.
— Parfois, si. Ecoutez...
Elle ferma les yeux, un léger sourire sur les lèvres.
— Toby March est en train de chanter. On a dû le pousser devant un micro là-bas, à la fête. Voilà une voix qui porte joliment par une chaude nuit d'été.
— Josie, il faut que nous allions parler à Tucker. Et il faut que nous dénoncions Dwayne. Je suis désolée, mais c'est la seule solution.
— Je sais bien que vous êtes désolée, rétorqua Josie avec un soupir tout en fouillant dans son sac. Et je le suis, moi aussi. Plus encore que je ne saurais dire.
Elle se retourna, le canon de son revolver pointé sur Caroline.
— C'est vous ou la famille, Caroline. Vous ou les Longstreet. Alors, il n'y a effectivement pas d'autre solution.
— Josie...
— Vous voyez ce revolver? l'interrompit la jeune femme. Mon papa me l'a offert pour mes seize ans. L'âge tendre, disait-il. C'était un partisan convaincu de l'autodéfense. Je l'adorais. Je détestais mon père, mais j'adorais vraiment mon papa.
Caroline, ébranlée, s'humecta les lèvres. Elle n'avait pas encore peur. Son esprit était trop embrouillé pour cela.
— Josie, lâchez cette arme. Vous ne pouvez aider Dwayne en agissant ainsi.
— Il ne s'agit pas seulement de Dwayne mais de nous tous. De la respectabilité, de l'honneur de tous les Longstreet.
— Mademoiselle Caroline?
La voix de Cy retentit jusqu'à l'étage, faisant sursauter les deux jeunes femmes.
— Mademoiselle Caroline, vous êtes là?
L'interpellée vit un éclair de panique traverser le regard de Josie.
— Dites-lui de partir. Vite, Caro. Qu'il sorte. Je ne veux pas faire de mal à ce garçon.
— Je suis dans ma chambre, Cy, cria Caroline, les yeux rivés sur le petit canon étincelant. Attends-moi dehors. Je te rejoins tout de suite.
— M. Tucker m'a demandé de rester avec vous.
Caroline se l'imaginait en train d'hésiter au pied de l'escalier, partagé entre le respect des convenances et ses obligations envers Tucker.
— J'arrive dans un instant, reprit-elle d'une voix altérée par un début de panique. Allez, attends-moi dehors.
— Oui, m'dame. Mais le feu d'artifice est sur le point de commencer.
— Alors va donc le regarder. Je n'ai besoin de rien.
Elle retint sa respiration jusqu'à ce qu'elle entendît la porte d'entrée se refermer.
— Je n'aurais pas voulu lui faire de mal, répéta Josie. J'ai une réelle affection pour ce garçon.
Ses lèvres se tordirent en un abominable rictus.
— Une affection familiale, même.
— Josie, murmura Caroline en s'efforçant de maîtriser sa voix, vous vous doutez bien que ce n'est pas une façon de résoudre vos problèmes. Et vous savez aussi que je ne souhaite pas le malheur de Dwayne.
— Non, mais vous ferez votre devoir. Et je ferai le mien.
Elle replongea la main dans son sac pour en sortir le couteau.
— Ça aussi, c'était à mon papa. Il adorait chasser. Il dépeçait les bêtes lui-même. Papa ne craignait pas de se mettre un peu de sang et de tripes sur les mains. Non, du tout. J'allais avec lui chaque fois qu'il me le demandait. Et j'ai fini par aimer ça.
— Josie, je vous en prie, lâchez ce couteau.
— Quant à Tucker, reprit Josie avec une moue en présentant la lame à la lumière, il n'a jamais trop aimé tuer. Alors il nous laissait partir seuls la plupart du temps — exprès.
Elle secoua la tête, comme navrée par cette mauvaise volonté.
— Seigneur, papa l'a pourtant accablé de reproches. Dwayne, lui, n'avait aucun scrupule à abattre un daim ou un lapin, mais quand il s'agissait de le dépecer, il devenait tout pâle. Une vraie femmelette. Alors papa disait : « Josie, viens donc montrer à ce garçon comment on fait. »
Elle eut un petit gloussement.
— Alors je le faisais. Le sang ne m'a jamais donné la nausée. J'y ai même pris goût. C'est violent et c'est doux à la fois.
Sous l'effet de la frayeur, Caroline recula de quelques centimètres. Elle avait la peau moite.
— Josie..., lâcha-t-elle dans un souffle rauque.
Leurs regards se rencontrèrent de nouveau.
— Quand papa est mort, on m'a confié le couteau.
Elle leva la main, et l'arme se remit à briller sous l'éclat de la lampe.
— Oui, on m'a confié le couteau.
Caroline, transie, contempla la lame étincelante, cependant que derrière elle, dans le ciel noir, éclataient les premières fusées.